jeudi 31 octobre 2013

Le sommeil, le rêve et l'enfant

Voici ma première contribution aux Vendredis Intellos

LE SOMMEIL, LE REVE ET L’ENFANT
de M.-J. CHALLAMEL et Marie THIRION

Je suis tombée sur ce livre par hasard en fouillant la bibliothèque de mes parents. J’ai été attirée par le sujet (eh oui, à 20 mois, notre fille Jeanne tète au moins 2 ou 3 fois par nuit, notre « itinéraire-sommeil » a donc été rempli de questionnements) et le nom de Marie Thirion m’a tout de suite évoqué son livre sur l’allaitement (L’allaitement, de Marie Thirion, Editions Albin Michel), qui est une référence en la matière car très clair, bien expliqué,  idéal comme cadeau pour une future maman. Je me suis donc plongée dans cet ouvrage publié en 1988 aux éditions Ramsay. Il a depuis été réédité chez Albin Michel ; il y a même une version très récente (2011) additionnée des « dernières connaissances scientifiques » et je serais d’ailleurs curieuse de comparer les deux… Mais celui que j’ai eu entre les mains avait une couverture vieillotte sur laquelle on peut voir un enfant d’environ deux ans dormir avec son lapin en peluche et je me suis dit : « Tiens, c’est chouette que mes parents aient ce bouquin, ça a l’air d’être un livre de puériculture de bon conseil, qui sort du lot. » J’étais fière de ma mère qui s’était bien renseignée avant son achat livresque. C’est donc pleine d’a priori positifs sur l’auteure, qui, bien que pédiatre, fait la promotion de l’allaitement, que j’ai entamé ma lecture.
La première partie, intitulée « Neurophysiologie du sommeil », m’a passionnée. Même si les données datent des années 1980 et que les avancées dans ce domaine ont dues être fulgurantes, les auteures explicitent des notions fondamentales comme les rythmes circadiens (les cycles influencés par l’alternance jour/nuit), les horloges biologiques et les phases du sommeil du nouveau-né, de l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte. J’ignorais par exemple qu’un certain nombre de nos paramètres vitaux – température, pression artérielle, sécrétions hormonales, etc – changent selon les moments de la journée et ce, chez tous les humains. On gagnerait beaucoup en efficacité à suivre ce rythme naturel qui se découpe ainsi : les phases d’éveil actif sont (à peu près) entre 5h et 8h du matin puis entre 17h et 20h. Or, dans nos sociétés occidentales, ces périodes correspondent à des phases de repos ou d’empressement à des activités superficielles (se préparer au travail, faire les trajets domicile-école-travail, préparer les repas…). On rate notre pic de performance physique et intellectuelle et nos enfants aussi en allant à l’école. Nous sommes déphasés.
La description des différents états de vigilance du nouveau-né est également très intéressante. On découpe ces états en quatre stades : le sommeil calme, le sommeil agité, l’éveil calme et l’éveil agité. On comprend alors que la phase de sommeil agité peut facilement être confondue avec une phase d’éveil, tant le bébé bouge (mouvements mais aussi expressions du visage).
J’ai donc dévoré cette première partie très informative et me suis attaquée au second volet qui s’intitule « Pédiatrie du sommeil ». Il compose clairement la partie la plus importante (200 pages sur 345). Une longue part est consacrée aux quatre premiers mois, mais les auteures traitent aussi des enfants, des ados et de certains cas particuliers comme les terreurs nocturnes, l’énurésie ou encore l’usage des somnifères. Ce qui a particulièrement retenu mon attention et fera l’objet de la suite de l’article, c’est tout ce qui concerne les nourrissons et leurs « problèmes » de sommeil. Tous mes commentaires au milieu des citations sont entre crochets.
            Les pédiatres-auteures commencent par mettre en avant le sentiment de sécurité nécessaire à l’endormissement. C’est-à-dire pour le bébé :
retrouver les composantes de base de cette « vie antérieure » [la vie in utero] : dos arrondi [alors là, je dis oui !], tête tenue, chaleur, bruits connus d’un cœur contre son oreille [re-oui !], odeur maternelle [ouiiiii !], mouvements lents de bercement…  (p106)
Limite, je m’attends à ce que suive un petit encart sur les bienfaits du portage ! Ce n’est pas le cas mais d’autres conseils avisés ponctuent les pages suivantes : pour faciliter la période d’arrivée du bébé, il faut que « les parents, ou au moins la mère, se mettent au même rythme que l’enfant, dormant le jour entre chaque tétée, vivant à ses côtés, avec le minimum d’activités extérieures » (p107) ; ou encore « pendant les deux ou trois premières semaines de vie, en théorie, il ne faudrait réveiller un nouveau-né sous aucun prétexte. » (p108)
            Je me prélasse dans ma lecture si avant-gardiste (de tels propos dans les années 1980 devaient faire bondir bien des pédiatres et autres puériculteurs bien intentionnés !) lorsque je tombe sur ce paragraphe page 111 :
Il nous faut réfléchir à nos comportements devant un bébé qui s’agite dans son sommeil ou qui peine à s’endormir, et ne pas craindre de le laisser pleurer quelques minutes… Il est bien plus néfaste de casser le rythme de sommeil d’un tout-petit que de le laisser pleurer quelques instants sans le consoler […] l’inconfort créé en retardant l’endormissement est sûrement bien plus désagréable que celui des hypothétiques 10 grammes de lait dont il aurait besoin…[stupeur dans tout mon être : mais quid de l’allaitement à la demande ?! des nuits avec bébé ? Je croyais qu’on allait aborder le cododo, moi !]
Mes yeux parcourent les lignes suivantes et là, c’est le drame :
… ne pas culpabiliser au moindre cri, ne pas se précipiter … [blablabla] … lui donner le droit de pleurer un peu ! [point d’exclamation inclus dans la citation] … Il faut le laisser s’endormir seul, sans aucune aide extérieure, même s’il pleure un peu … [blablabla] … Le prendre dans les bras parce qu’il pleure, c’est lui faire croire qu’il a raison de pleurer, et que le berceau n’est pas un lieu sûr pour lui… 
Avant tout, je rappelle que tout ça concerne le nourrisson de moins de deux mois, ce qui me semble extrêmement jeune et … petit. En fait, les auteures partent tout de suite du principe qu’on confond sommeil de rêve (donc agité) et réveil réel et que de ce quiproquo découle un enchaînement de sollicitations superficielles de la part des parents qui entravent le cycle de sommeil du nourrisson et lui font prendre des mauvaises habitudes, laissant s’installer un « cercle vicieux » de réveils trop fréquents. C’est cette « escalade de l’angoisse et des réassurances » qu’il faut éviter à tout prix, quitte à laisser bébé chialer « un peu » (on notera que le terme « pleurer » est presque toujours suivi du modérateur « un peu »).
            Ensuite, pour les bébés entre deux et quatre mois, les auteures parlent du cap des « huit semaines et cinq kilos », qui permettent au bébé de « tenir » toute la nuit sur ses réserves. Donc exit l’allaitement à la demande, privilège des vraiment tout-petits. Or, pour assurer le bon déroulement de l’allaitement, il est néfaste de rationner les tétées. Non seulement ça mais un bébé qui se manifeste la nuit a besoin de réassurance, de réconfort ; il a besoin de sentir sa mère toute proche. Le sein représente bien plus que les calories contenues dans le lait. Bizarre pour une prétendue spécialiste de l’allaitement de ne parler que de la dimension alimentaire de la tétée…
            Bizarre aussi ce genre de remarque, qui ferait culpabiliser n’importe quelle mère pratiquant l’allaitement à la demande : « ne plus lui offrir le sein ou un petit complément de biberon au moindre pleur, au moindre malaise » (p157) ou encore :
a priori, un enfant de poids normal, né à terme et qui a bien mangé, que ce soit au sein ou au biberon, n’a pas besoin d’un autre repas avant deux à quatre heures. Il n’est jamais justifié, passé les premiers jours, [en gras dans le texte] de lui reproposer à manger au bout d’une demi-heure… Etre parent ne consiste pas seulement à jouer un rôle nourricier. Il ne suffit pas de bourrer l’enfant de nourriture pour être une bonne mère… Toute éducation a quelque chose de frustrant pour l’enfant, mais vise son bien-être personnel. (p143)
Tiens, en gros, c’est exactement ce que dit ma belle-soeur : « il faut bien qu’ils apprennent la vie, hein, ce s’ra pas toujours facile alors autant les habituer tout de suite, hein ! » (Ba vi !) Là encore, l’allaitement est en danger : si on commence à rationner dès les premiers mois en comptant les heures entre chaque tétée, on nie les besoins de son tout-petit. Il n’y a rien de tel pour faire baisser la lactation… Kathleen Auerbach, spécialiste de l’allaitement, indique d’ailleurs que les bébés de 2 mois prennent environ 30% de leur ration alimentaire entre minuit et 8 heures du matin. (citée dans Il fait ses nuits ? Le sommeil normal du bébé et du jeune enfant, de C-S DidierJean-Jouveau)
            Par ailleurs, la petite phrase de la fin, à visée éducative, n’a pas sa place ici. C’est aussi déplacé que l’infirmière de la maternité qui me sort, d’un ton réprobateur : « De toutes façons, il faudra bien qu’elle s’y habitue ! » quand je refuse de laisser ma fille de 6 heures en pouponnière. Et si c’est pas suffisamment clair, eh ben, on en remet une couche :
Eviter les frustrations pendant les premiers mois de vie n’est guère positif puisque l’enfant n’apprend pas à les accepter, à les surmonter, à en faire une source d’évolution. Plus tard, confronté à une difficulté, il ne saura que passivement en souffrir, sans savoir comment la dominer. (p169)
D’où sort cette théorie ? Ca empeste les relents de freudisme, mais qui croit encore aux élucubrations de cet homme ? On sait maintenant que l’enfant a besoin d’un solide socle de confiance en lui pour développer son autonomie et sa personnalité. Quand on parle de frustration, on ne parle pas des besoins élémentaires. Or, un bébé de quelques mois ne demande que la satisfaction de ses besoins vitaux. Ce genre de phrase sous-entend qu’un bébé commence à faire des caprices et qu’il vaut mieux, pour son bien (grand Dieu oui ! c’est toujours pour son bien !), y couper court tout de suite. Lui apprendre la vie, quoi. Après tout, la crèche c’est pour bientôt. Puis l’école…
            Mais revenons à nos moutons… En fait, au niveau de l’endormissement, il s’avère que le pire du pire dans cette histoire, toujours selon les auteures-pédiatres, c’est « la dépendance des bras. » (p128) Traduction : mon bébé ne s’endort que dans mes bras. Pour éviter cela, il vous suffira, Mesdames, de « mettre fermement bébé dans son lit et le laisser trouver seul son sommeil. » (p127) Ne vous inquiétez pas, il a juste « besoin d’avoir le temps de s’endormir en pleurant pour découvrir ce que c’est, sans être immédiatement empoigné par des mains trop inquiètes, bienveillantes mais envahissantes. » (p141) Alors, je pose la question que Mesdames Challamel et Thirion ont peut-être omis de se poser : vous êtes-vous déjà endormi-e-s, bercé-e-s par vos propres sanglots ? N’est-ce pas là le summum du bonheur ? Alors, bas les pattes, vous qui voulez empoigner votre enfant au moindre cri ! Laissez-le goûter cet endormissement lent et savoureux.
            Et si en plus, il se réveille la nuit ? Pas de problème, nous avons la solution, ma bonne dame !
Espacer les repas de nuit, le faire patienter en le laissant pleurer et, s’il est très malheureux, en lui frottant le dos, en lui parlant : le premier jour le faire attendre une demi-heure, le deuxième une heure, le troisième deux heures… Cette évolution parait très rapide, mais vous verrez que l’enfant s’y adapte très bien. (p158)
Traduction : il est encore bien malléable, facile à dompter, à mater ; il ne posera pas problème bien longtemps ! Je rappelle ici qu’on est en plein dans le chapitre intitulé « Les 1001 questions de l’itinéraire-sommeil des quatre premiers mois », on a donc toujours affaire à un tout petit bébé. En réalité, même un bébé à qui on a appris à ne plus réclamer sa mère par des pleurs nocturnes se réveille plusieurs fois et on a pu mesurer des taux élevés de cortisol, l’hormone du stress…
            Et après ? S’il a plus de quatre mois et nous fait toujours chier à longueur de soirée et de nuit ? J’en fais quoi, de mon môme ?
Entre 4 et 6 mois, le problème est relativement simple [traduction : il est encore facile à manipuler mais ne tardez pas trop!]… Si l’enfant pleure, il est capital de ne pas intervenir, de le laisser retrouver seul son sommeil… Que ses cris durent dix minutes ou une heure, quelle importance ? [Bah oui, quelle importance ?!] L’enfant qui crie ne risque rien, [ouf ! là, je suis soulagée !] ni de s’étouffer, ni de se faire des hernies, [what the fuck ??? serait-ce une pointe d’ironie mordante ?] ni aucun autre danger. Il passe simplement un cap pénible [tu m’étonnes !] pour apprendre quelque chose d’essentiel à son équilibre ultérieur… Il n’est pas question de craquer sur ce programme d’apprentissage ; pas question de revenir en arrière parce que l’enfant a réagi trop fort ou a pleuré deux heures d’affilée, ou trois nuits de suite. [Oh. My. God.] Si les parents sont sûrs d’eux et tranquilles, nous pouvons les assurer que tout sera réglé en moins de huit jours et souvent dès la première nuit. [limite elles étaient prêtes à tamponner un « satisfait ou remboursé » sur la couv’ du bouquin] (pp. 214-16)
Et, heu… le mien, il a … heu… (j’ai honte) … 9 mois et il fait toujours pas ses nuits… Oui, je sais, je suis un cas, j’ai cédé à ses appels… C’est grave, docteures ?
Après 6 mois, et à plus forte raison pour un enfant de 10 ou 12 mois, il est plus difficile d’imposer une méthode aussi draconienne. [Aïe ! c’est qu’il devient coriace, le bougre !] L’enfant est habitué, depuis plusieurs mois, à s’endormir dans des conditions de dépendance [boouh ! pas bien !] et à se réveiller plusieurs fois par nuit. (p 216)
Les auteures préconisent donc une « approche graduelle », tout un « programme de rééducation » avec « objet transitionnel »a.k.a. le doudou, pour faire un joli transfert affectif !
            Allez, vous êtes prêts ? Tous à vos montres, chronomètres et autres pendules ! Here is the programme :
le premier soir, le laisser pleurer cinq minutes sans rien dire … réassurance très brève sans le toucher, dix minutes d’attente ensuite, autant de fois qu’il le faudra … le lendemain, allonger les moments d’attente. Dix minutes la première fois, quinze ensuite entre les moments de réassurance … le surlendemain, même protocole mais avec des intervalles encore un peu plus longs, quinze et vingt minutes par exemple… L’enfant comprend que ce n’est pas la peine de se battre[Eh oui, c’est la guerre!] (pp. 217-19)
En fait, c’est ni plus, ni moins que la méthode de la célèbre Brigitte Langevin, le programme « 5-10-15 » ! (cf : www.brigittelangevin.com) Voilà la clé, la solution, le Graal proposé par ce livre !
Pendant toute cette période une fermeté sans faille est indispensable. L’enfant sentira bien que vous êtes déterminé dans votre projet et qu’il n’a rien à gagner dans l’escalade de la bagarre. Par contre, s’il vous sent flotter, nul doute qu’il soit capable de tenir pendant des nuits entières, plusieurs semaines d’affilée, jusqu’à ce que vous craquiez. Et il a de fortes chances de vous faire céder, s’il vous sent fragile. (p221) [Et voilà un beau champ lexical du conflit !]
Et enfin, on a gardé le meilleur pour la fin :
Si, pendant ce programme, l’enfant crie tellement fort qu’il se fait vomir, [ah wé, quand même ! il y est allé fort, là !] ouvrez la porte, nettoyez son lit ou le sol, changez le pyjama sans le gronder, puis, imperturbable, reprenez le schéma où vous l’aviez laissé, comme si rien ne s’était passé. Votre bambin sentira que ce n’est vraiment pas la peine d’arriver à une telle extrémité et que l’inconfort est surtout pour lui. Comme il est très intelligent, il ne reproduira pas un geste désagréable pour lui et qui vous laisse indifférent. (p 221)
Je vous laisse prendre le temps de bien visualiser la scène, de vous en imprégner. Moi, ça me met terriblement mal à l’aise d’imaginer un truc pareil : une mère froide, ne répondant pas aux appels désespérés de son enfant, alors même qu’elle lui change le pyj’ parce qu’il vient de dégobiller à force de chialer !!
            Et si je veux pas faire ce genre de trucs inhumains à mon gosse ?
Refuser ce programme, ne pas vouloir imposer à l’enfant un changement difficile n’est pas l’aider. Dormir seul … est un pas immense vers l’autonomie. L’autonomie, condition majeure de toute évolution, est un besoin. Le désir de l’enfant … tend plutôt à ne pas se bousculer, à maintenir un système dont les avantages sont connus, alors que ceux du changement sont hypothétiques. (p224)
Tout cela est bien entendu faux. La théorie de l’attachement de John Bowlby montre qu’un enfant a besoin d’une base de sécurité, donnée par une figure d’attachement qui sera proche de lui dans les situations stressantes. Ce n’est pas le fait d’imposer des horaires de coucher fixes ou tout un « programme » de sommeil à base de frustrations qui va donner cette base sécurisante à l’enfant ; c’est la présence de sa figure d’attachement primaire, en général sa maman ou son papa, le fait qu’ils répondent à ses besoins de manière bienveillante et respectueuse. Cette théorie n’est pas nouvelle et elle se développait déjà dans les pays anglo-saxons quand ce livre est paru. Aujourd’hui, Isabelle Filliozat l’illustre par la théorie du porte-avion : la mère est comme un porte-avion vers lequel le bébé se tourne lorsqu’il y a besoin d’approvisionnement (en lait, en câlin, etc…). Petit à petit, constatant que la maman répond toujours présente, l’enfant va prendre son envol, explorer de plus en plus loin et de plus en plus longtemps. Ce n’est absolument pas un frein à son développement ni à son autonomie que de répondre à ses demandes nocturnes, bien au contraire.
            Mais non, les auteures préfèrent culpabiliser les parents sur le long terme, en leur laissant deviner toutes les conséquences horribles que leurs actes de tendresse irréfléchis, instinctuels pourraient avoir, n’hésitant pas à prédire à l’enfant un futur merdique. Voyez ce genre de paragraphe bien vicelard :
Pour aider l’enfant, il faut lui donner le temps de sentir vraiment en lui ce qu’il ressent, puis les moyens de l’exprimer. Trop de parents réagissent très vite à la demande d’un bébé, devancent même son appel, croyant anticiper ses besoins et lui éviter d’en souffrir… Si chaque fois qu’un bébé pleure on lui propose à manger, il mélange tout, se dit qu’il avait probablement faim « quand même » puisque les parents qu’il aime lui ont apporté à manger, et il oublie de dire avec ses moyens à lui qu’il avait envie d’aller se promener ou de changer de position dans son berceau. A la longue il ne prendra plus la peine de rechercher en lui ses propres perceptions, il se fiera à son entourage pour analyser ce qui se passe en lui, devenant ainsi totalement dépendant pour se connaître lui-même, passif devant ses propres désirs qu’il ne contrôle plus et dont il ne saura pas jouer… Sentez-vous à quel point se joue là la réussite ou le repli d’une personnalité ? (pp. 171-2)
On imagine déjà le futur Tanguy en puissance, accroché aux bask’ de ses vieux !
            Je voulais juste mettre tout ça en parallèle avec le passage du livre The continuum concept de Jean Liedloff dans lequel elle dépeint le point de vue du bébé qui pleure seul dans son lit :
He awakes in a mindless terror of the silence, the motionlessness. He screams. …He listens… Nothing helps. It is unbearable…Then he falls asleep again… When he awakens he is in hell. No memory, no hope … bleak purgatory. Hours pass and days and nights. He screams, tires, sleeps…. The infant’s screams fade to quavering wails. As no response is forthcoming, the motive power of the signal loses itself in the confusion of barren emptiness where the relief ought, long since, to have arrived… Between eternities looking at the bars and wall, there are other eternities that take in both sets of side bars and the distant ceiling. (pp. 62-5)
Ma traduction: Il [le bébé] se réveille dans la terreur abrutissante du silence, de l’immobilité. Il crie … il écoute… Rien ne l’aide. C’est insupportable… Puis, il se rendort… Quand il se réveille, il vit un enfer. Pas de mémoire, pas d’espoir… un purgatoire sans fin. Les heures passent, puis les jours et les nuits. Il crie, se fatigue, dort… Les cris du bébé se réduisent à des gémissements tremblotants. Comme aucune réponse n’arrive, la force motrice de ce signal d’appel se perd dans la confusion du vide stérile à la place du soulagement qui aurait dû arriver depuis longtemps… Entre des éternités passées à regarder les barreaux [de son lit-cage] et le mur, il y a d’autres éternités comprenant les deux rangées de barreaux et le plafond lointain.
            Bon, à côté de ça, les auteures disent quelques trucs bien aussi, j’avoue. Des informations que j’ai trouvées pertinentes ou des points de vue que j’ai jugés intéressants. En vrac :
- ne pas menacer un enfant d’aller au lit, mettre en pratique une « éducation positive, sans menace ni chantage » (p180)
- le système scolaire aberrant ne respecte pas les rythmes saisonniers et quotidiens des enfants : « en vacances prolongées dans les périodes de meilleur rendement intellectuel et de moindre besoin en sommeil ».  (p198)
- l’adolescent a besoin de plus d’heures de sommeil (hypersomnie physiologique). « Cette augmentation du temps de sommeil fait souvent dire aux parents ou aux enseignants que les adolescents sont paresseux, alors qu’il s’agit d’un authentique besoin neurophysiologique, lié à la puberté. » (p20 : 1)
- les cauchemars et les terreurs nocturnes sont parfois difficiles à différencier par les parents, qui ne savent pas comment réagir. Voilà un petit tableau récapitulatif :
CAUCHEMAR
TERREUR NOCTURNE
 Survient en deuxième partie de nuit
Survient dans les premières heures de la nuit
Cris et frayeur persistant après le plein réveil
Enfant agité, confus, bizarre. Les signes disparaissent dès que l’enfant s’éveille pleinement.
Réassurance des parents indispensable. L’enfant s’accroche à ses parents.
Enfant non conscient de la présence de ses parents
Retour au sommeil peut-être difficile car la peur persiste
Se recouche rapidement et sans difficulté
Le lendemain, description du cauchemar
Le lendemain, aucun souvenir

-  donner des somnifères « c’est un peu comme si, à un enfant qui réclame à manger, on donnait un anorexigène, un médicament coupe-faim… Les somnifères sont de véritables matraques chimiques. » (p280) Et pourtant, une étude a montré que 70% des bébés avalent des somnifères ou des sédatifs avant l’âge de 3 mois et 16% d’entre eux en prennent régulièrement à l’âge de 9 mois. (Ces chiffres me paraissent tout bonnement hallucinants et j’aimerais avoir des données d’actualité sur le sujet.)
            Donc, pour finir, je me dis que mes parents venaient peut-être juste de lire ce livre plein de bons conseils quand ils m’ont laissée pleurer toute une nuit vers l’âge de deux ans (en fait, c’était surtout suite à une visite chez le pédiatre, qui n’a fait que corroborer tous les propos des auteures). En gros, ils n’en pouvaient plus de se lever ; j’inventais n’importe quel prétexte pour les faire venir et/ou  pour finir la nuit dans leur lit, moi qui, à deux ans, avait déjà un petit frère d’un an. Donc, cette fameuse nuit, j’ai pleuré. J’ai hurlé jusqu’à ne plus en pouvoir. J’ai pleuré de vraies larmes. J’ai inventé toutes les excuses possibles. J’ai hurlé, hurlé, hurlé jusqu’à m’endormir d’épuisement. Et le lendemain, toujours sur les conseils du pédiatre, ils ont dit « Ah ! On a bien dormi cette nuit ! » et je leur ai lancé un regard noir. Je sais tout ça parce que c’est une anecdote familiale maintes fois racontée pour montrer à quel point j’ai du « caractère », je suppose. A chaque fois, ma mère insiste bien sur le mot « noir » dans l’expression « un regard noir ». C’est une histoire que mes parents racontent avec un sourire complice, comme si c’était un bon souvenir. Du jour où j’ai commencé à comprendre la vie, la vraie.

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